Sous le vocable d’organismes génétiquement modifiés (OGM), on regroupe des plantes, des animaux ou des êtres unicellulaires dont le génome a été enrichi d’un ou de plusieurs gènes étrangers à l’espèce modifiée. Le but est de conférer à cette dernière des qualités inédites que ni les techniques classiques ni l’évolution n’auraient permis.

Ainsi, il est improbable qu’un gène de poisson parvienne naturellement à intégrer le génome de la fraise... On peut distinguer trois familles d’OGM, dont les risques et avantages respectifs ne sont pas comparables.

D’abord les OGM unicellulaires, cultivés en fermenteur, et dont la plupart fabriquent des substances à usage médical (vaccins, hormones, etc.). Personne ne les remet en cause car le système fonctionne (avantage démontré), et il est maîtrisé (risque toléré). Parmi les OGM commerciaux, ceux-là sont les plus « présentables ». C’est pourquoi la propagande pour les plantes transgéniques les met régulièrement en avant pour semer la confusion.

Puis viennent les plantes ou animaux que l’on a génétiquement modifiés afin de constituer des outils vivants pour la recherche. Ces OGM à usage scientifique sont confinés dans des lieux spécialisés et strictement réglementés. Comme les OGM précédents, les OGM de recherche sont relativement bien acceptés par la société (sauf par les opposants à l’expérimentation animale).

Enfin, depuis dix ans, se pose la question des plantes génétiquement modifiées (PGM), d’intérêt agroalimentaire ou industriel. Elles sont mises en production dans les champs puis, pour la plupart d’entre elles, consommées par des animaux d’élevage ou des humains. Ces PGM soulèvent des problèmes nombreux, inexistants avec les autres OGM : sécurité environnementale, biodiversité, santé, économie rurale. Des difficultés analogues surgiront avec les animaux d’élevage génétiquement modifiés (poissons, mammifères) dès qu’ils seront lâchés dans la nature. Dans la controverse qui dure depuis une décennie, et qui va culminer avec le projet de loi soumis au Parlement français (lire « Risques de contamination dans les campagnes »), seules ces PGM sont en cause.

La transgenèse, abusivement présentée comme preuve de la « maîtrise » humaine du vivant, constitue une manipulation aléatoire, une technologie approximative [1]. La thérapie génique ne parvient toujours pas à guérir les malades, et les animaux transgéniques présentent souvent des handicaps (stérilité, diabète, difformités) sans rapport apparent avec le gène introduit dans leur génome. Ce qui, malgré tous les discours prétentieux, révèle l’inconsistance de notre savoir. La grande supercherie et les plus grands risques des prétendues démarches de « maîtrise » résident précisément dans l’absence de maîtrise des actions engagées.

Espoirs de gains énormes

La volonté démiurgique de créer des espèces chimériques par des mélanges de génomes, stimulée par les espoirs de gains énormes pour l’industrie des biotechnologies, repose sur le réductionnisme génétique : le génome serait le « livre de la vie », le « programme du vivant » ; chaque gène correspondrait mécaniquement à une protéine, etc. Toutes ces notions simplistes ont été contredites par la recherche fondamentale, tout comme par les surprises des innovations : plusieurs gènes peuvent concourir à la synthèse d’une protéine ; la nature d’une protéine dépend de facteurs extérieurs au génome ; tout OGM peut développer des caractères imprévus par interaction du transgène avec le génome de l’hôte.

Ces phénomènes ont été constatés [2], mais ils restent largement incompris et absolument non maîtrisés. Ainsi, le transgène présent dans une PGM est souvent différent de celui qu’on voulait y introduire, d’où la fausse sécurité des autorisations de culture. Par ailleurs, de récents travaux australiens [3] ont montré que le gène introduit dans une plante (le petit pois) peut y produire des substances allergènes [4] qu’il ne produisait pas dans la plante d’origine (le haricot). Or ce petit pois devenu toxique aurait parfaitement pu satisfaire aux procédures d’autorisation européennes. C’est donc bien de science que nous manquons avant de procéder à la dissémination immédiate, massive et irréversible des plantes transgéniques. Et cette recherche ne saurait être menée en plein champ, sauf à traiter l’espace naturel comme un vaste laboratoire !

En 1965, le professeur Tournesol annonçait : « Je crois qu’il n’est pas trop ambitieux de dire que, dans une dizaine d’années, nous ferons pousser dans le sable non seulement des oranges bleues (...), mais toutes les grandes cultures indispensables à la vie de l’homme (...), le blé (...), la pomme de terre [5]... » Quarante années plus tard, les professeurs Tournesol non seulement continuent de répandre les mêmes utopies, mais ils sont passés à l’acte. Pourtant, les PGM le plus souvent citées par leurs défenseurs n’ont pas d’existence réelle : la tomate à longue conservation, première PGM commercialisée, en 1994, a vite été abandonnée : son goût rebutait les consommateurs des Etats-Unis, et des irrégularités avaient été commises pour obtenir son autorisation [6] ; le riz Golden Rice, produisant la provitamine A, est un échec : il faudrait en manger plusieurs kilos pour obtenir la dose quotidienne requise de vitamine ; les plantes capables de pousser en terrains très riches en sel ou en terrains désertiques en sont toujours au stade des promesses ; quant aux « plantes-médicaments », supposées aptes à approvisionner l’industrie pharmaceutique en substances variées, elles n’ont – pas plus que les animaux génétiquement modifiés – jamais produit ces molécules en quantités suffisantes pour arriver au stade de la commercialisation.

Qu’en est-il des PGM réellement cultivées sur près de 100 millions d’hectares, pour l’essentiel sur le continent américain ? Il s’agit, à 98 %, de plantes capables soit de produire elles-mêmes un insecticide, soit de tolérer les épandages d’herbicide. Dans les deux cas, l’effet bénéfique initial risque de s’atténuer en quelques années, car les pestes ainsi combattues s’adaptent : insectes parasites mutants pouvant résister à l’insecticide ; plantes adventices [7] résistantes, parce qu’autosélectionnées ou devenues elles-mêmes porteuses du transgène. Le risque existe (comme avec les antibiotiques) de se trouver démuni devant de nouvelles configurations parasitaires.

Ainsi, il se rencontre déjà des plantes sauvages résistantes à tous les herbicides usuels. Les PGM productrices d’insecticides le font en continu, et par toutes les parties de la plante. Elles libèrent donc beaucoup plus de toxiques que les traitements conventionnels, avec des effets potentiellement dévastateurs sur l’environnement, particulièrement pour les insectes ou les oiseaux. Avec les PGM tolérantes à un herbicide, celui-ci est souvent appliqué en une seule fois (pour réaliser des économies de main-d’œuvre) et massivement (en quantités doubles ou davantage), avec des conséquences stérilisantes pour la biologie du sol (micro-organismes, vers, etc.).

L’excès de pesticides présents dans les PGM, soit par génération autonome (insecticide), soit par imprégnation (herbicide), pourrait présenter des risques spécifiques pour l’alimentation des animaux ou celle des humains qui les consomment [8]. Alors que les produits alimentaires contenant plus de 0,9 % d’OGM sont étiquetés, le projet de loi du gouvernement français refuse cette mesure pour les produits (viande, œufs, lait) issus d’animaux ayant consommé des PGM. Il ne mentionne même pas l’obligation d’informer le public sur les résultats des tests de toxicité des PGM, et cela malgré les recommandations européennes. On peut aussi s’interroger sur l’éventuelle transmission aux bactéries qui peuplent notre tube digestif de propriétés nouvelles induites par les transgènes ingérés, dont des résistances aux antibiotiques. Malgré de nombreuses et anciennes mises en garde, le projet de loi ménage encore jusqu’en 2009 la présence, dans les transgènes, de gènes de résistance aux antibiotiques.

Aucun de ces risques n’a été sérieusement étudié, au prétexte que les plantes transgéniques ne font que poursuivre le projet classique d’amélioration des espèces, lequel a fait ses preuves d’innocuité... C’est confondre la sélection variétale, ou les croisements traditionnels, avec la production de chimères qui mélangent des espèces très différentes, voire l’animal avec le végétal. Cet amalgame justifie en partie l’hypothèse hardie d’« équivalence en substance » postulant que la plante génétiquement modifiée est identique, dans sa composition, à la plante mère non modifiée, alors même que l’introduction d’un gène étranger est susceptible de perturber d’autres fonctions.

 

Simulacres de concertation

 

Dans le sillage du paradigme de l’agriculture intensive, productiviste et chimique, la mission, utopique, de ces PGM est l’éradication des mauvaises herbes et des insectes parasites. Elle rompt avec l’attitude traditionnelle du paysan, résolu à préserver sa récolte par une sorte de « pacte armé » avec la nature, plutôt que par l’éradication. Car le paysan sait que l’ensemble vivant auquel il appartient est beaucoup trop complexe, et ce que l’on en connaît beaucoup trop fruste, pour s’autoriser des actions radicales sans risquer une catastrophe. Si des agriculteurs se lancent dans les cultures de PGM, c’est qu’ils en escomptent une économie de main-d’œuvre : suppression des passages d’insecticide, diminution des passages d’herbicide (d’où les doses massives), ce qui est hautement discutable dans des pays où le chômage paysan est dramatique, comme c’est le cas en Chine. C’est aussi parce que les industriels consentent des avantages initiaux à ces « pionniers du progrès » pour mieux les entraîner vers des pratiques difficilement réversibles, et leur font miroiter des miracles, comme on l’a vu en Argentine (lire « Argentine, un cas d’école ») et au Brésil pour imposer le soja GM.

Au total, les PGM, telles qu’on les connaît à ce jour, relèvent d’un énorme bluff technologique auquel participent les institutions et certains chercheurs. C’est qu’un vaste marché est en jeu : celui des semences GM brevetées que les agriculteurs devront acheter, cher, et renouveler chaque année, puisqu’il est interdit de les ressemer... Pour les multinationales des biotechnologies, qui ont ajouté à leur domaine d’origine (la chimie) celui des ressources végétales (par le rachat des semenciers), il s’agit de créer un marché captif dans lequel leurs seuls intérêts vont s’imposer à tous les aspects de l’alimentation mondiale : variétés utilisées, traitements phytosanitaires, modes de culture, commercialisation. Par ailleurs, ces chimistes marchands de PGM s’assurent simultanément des ventes massives de pesticides, obligatoirement associés à leurs chimères génétiques. Récemment, la « moléculture » a été proposée pour cultiver des PGM non alimentaires : plantes-médicaments ou plantes productrices de carburant, ou encore plantes d’usage industriel. Ces PGM « sympathiques », mais encore inefficaces, semblent surtout jouer le rôle de chevaux de Troie pour faire avaliser une technologie qui ne présente aucun avantage pour les consommateurs. En effet, la production de ces médicaments est toujours possible grâce à des cellules GM cultivées en milieu clos.

Pour contourner l’hostilité de l’opinion, le gouvernement français organise périodiquement des simulacres de concertation – à l’occasion par courrier électronique ! – qui constituent autant de leurres démocratiques [9]. Même si les PGM parvenaient, dans l’avenir, à réaliser les performances promises, il restera que la Terre aura été transformée en immense champ d’expérimentation, avant même que des résultats probants aient été obtenus. Tant de légèreté est le prix à payer pour de prétendues urgences imposées par une vision du progrès à la fois libérale (l’exigence de « compétitivité ») et archaïque (le scientisme), et elle ne semble pas avoir eu d’équivalent dans l’histoire des technosciences. Car les peurs nées avec l’électricité n’empêchaient pas les ampoules d’éclairer, de même que la machine à vapeur, si elle inquiétait, faisait cependant avancer les trains. Si des milliards de dollars sont investis dans une stratégie dont la faisabilité n’est pas démontrée, c’est que les intérêts des agro-industriels se nourrissent d’une utopie qui favorise leurs stratégies de concentration et de domination de l’alimentation mondiale, de la graine au supermarché, en passant par la vassalisation des paysans.

En raison des multiples risques introduits – consommation animale et humaine de polluants et d’allergisants ; résistance aux antibiotiques ; dissémination du transgène à d’autres espèces ; réduction variétale ; hégémonie de quelques multinationales sur l’agriculture et l’alimentation ; industrialisation des pratiques paysannes (lire « Au Mali, les producteurs de coton disent “non” »), etc. –, une conclusion s’impose : les PGM ne relèvent pas seulement d’expertises scientifiques que l’on pourrait cumuler. Dans de telles situations, il ne semble y avoir d’autre recours que l’expertise collective, du type « conférence de citoyens [10] », à partir des informations produites par des spécialistes d’origines et de sensibilités différentes.

Source : Par Arnaud Apoteker et Jacques Testart, pour Le Monde Diplomatique, avril 2006.

Arnaud Apoteker
est docteur en Biologie et Responsable de la campagne OGM de Greenpeace.

Jacques Testart
Biologiste, directeur de recherche honoraire de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et spécialiste des questions liées aux OGM. 





[1Mission parlementaire, « Les OGM, une technologie à maîtriser », rapport no 2254, Editions de l’Assemblée nationale, avril 2005.

[2Lire Frédéric Prat (sous la dir. de), Société civile contre OGM. Arguments pour ouvrir un débat public, Yves Michel, Barret-sur-Méouge, 2004.

[3Lire Hervé Kempf, « Nouveaux soupçons sur les OGM », Le Monde, Paris, 8 février 2006.

[4Allergène : antigène responsable d’une allergie

[5Hergé, Tintin et les oranges bleues, Casterman, Paris, 1965.

[6Eric Meunier, « OGM aux Etats-Unis : quand l’administration ignore ses experts (le cas de la tomate FLAVR/SAVR) », Dossier Inf’ogm, no 51, mars 2004

[7Qui croissent sur un terrain cultivé sans avoir été semées.

[8Frédéric Prat, op. cit.

[9Lire « L’intelligence scientifique en partage », Le Monde diplomatique, février 2005.

[10Ibid.