« Vous connaissez la dernière ? C’en est presque comique. Un sénateur m’a désigné comme l’ennemi public numéro 1. Selon lui, je serais à la tête d’un régiment de 100 hommes armés, financés par Hugo Chávez, dont la mission serait de donner l’assaut du Parlement national. Ha ! Ha ! J’ai déposé une plainte, l’affaire est en cours. » Il rit sans retenue. Ses petits yeux brillent intensément. Tomás Zayas Roa aime la bataille, ou plutôt, pour ce trotskiste déclaré, la « lutte ».

Une lutte à mort entre les petits paysans paraguayens, dont il est le héraut, et les sojeros, les producteurs de soja, la plupart d’origine brésilienne. La paysannerie aux cultures traditionnelles face à des fermiers tout-puissants dont les semences transgéniques inondent la Chine et l’Europe. Tomás Zayas, la cinquantaine trapue, s’est donné du mal pour ressembler à son idole Leon Trotski, dont il possède une bonne partie des ouvrages dans sa poussiéreuse bibliothèque. Un fin collier de barbe, de petites lunettes rondes, un air d’instituteur obstiné. Son physique mis à part, il s’apparenterait plutôt à un José Bové paraguayen. Comme son alter ego français, Tomás Zayas est en guerre. Contre les cultures OGM, contre l’industrialisation des campagnes, contre la mainmise d’une minorité d’agriculteurs hypermécanisés qui boursicotent sur les places financières. Zayas-Bové, des frères jumeaux. Sauf que le leader paysan sud-américain risque sa peau tous les jours. « J’ai des contacts haut placés, jubile-t-il. Sinon, la mafia du soja aurait eu mon scalp depuis longtemps ! »


Village gaulois

Exagère-t-il ? Pas sûr. Tomás nous conduit dans sa modeste bicoque, le long d’une piste en terre, à deux pas de la grand-route reliant Asunción, la capitale du Paraguay, et Ciudad del Este, une plaque tournante de contrebande transfrontalière. Le Brésil n’est qu’à une trentaine de kilomètres de « El Triunfo », une colonie de paysans dont Tomás est le chef incontesté. La nuit vient de tomber, le froid humide de juillet fait grelotter. Passé une plantation d’ananas et un jardin potager, un homme armé d’une carabine monte la garde devant le seuil de la maison. C’est Ricardo, un policier en civil qui, depuis le mois de mars, ne lâche pas le leader paysan d’une semelle. Lui ne voulait pas d’une escorte, mais le gouvernement ne lui a pas laissé le choix, car le risque d’assassinat contre sa personne serait « élevé ». Un deuxième garde du corps n’est pas loin. La cause de cette protection rapprochée est rocambolesque. Début février, un dirigeant local du Parti Colorado (le parti historique, aujourd’hui dans l’opposition, et proche des sojeros) frappe à sa porte. Tomás est en voyage. A un de ses fils, il assure que le président de la République, Fernando Lugo, cherche à le tuer.

« C’était absurde, Lugo est de gauche et c’est un ami d’enfance. En faisant mon enquête, j’ai compris qu’en réalité les "colorados" et les sojeros du coin cherchent ensemble à me liquider… Tout en voulant faire porter le chapeau au gouvernement. C’est tellement énorme ! »
Mais, dans cet imbroglio, il y a une certitude : Tomás Zayas est dans la ligne de mire des brasiguayos (une contraction de « Brasil » et de « Paraguayos ») et de leurs milices privées. Vu d’Europe, le pays de la samba et de Lula fait rêver. Vu du Paraguay, ce géant agricole terrifie. Depuis les années 60-70, des centaines d’agriculteurs brésiliens à la recherche de bonnes terres ont traversé la frontière et se sont installés dans les provinces orientales, avec une mentalité de colons. Sans peine, d’ailleurs, puisqu’ils furent accueillis à bras ouverts par l’ancien dictateur Alfredo Stroessner - mort en exil à Brasília, en 2006. Accaparée par les militaires paraguayens, la terre ne valait rien, et les lopins se vendaient comme des petits pains aux arrivants. Cette dernière décennie, la colonisation est passée à un rythme bien supérieur. Toujours venus du Brésil, des sojeros riches, âpres au gain, équipés en machines-outils dernier cri, ont élu domicile dans des bourgades où on ne parle plus que le portugais et où le réal a supplanté le guarani, la monnaie nationale. Désormais, les nouveaux venus possèdent des centaines de milliers d’hectares de terre fertile, qu’ils ont livrée à la monoculture du soja transgénique dans une fièvre productiviste. Les semences nourrissent l’élevage en Europe, des porcs en Chine ou des bovins au Chili. Et permettent d’obtenir un précieux biocarburant. Les champs de soja s’étalent aujourd’hui sur 2,7 millions d’hectares, phagocytant une bonne partie du Paraguay oriental. Mais les sojeros en veulent davantage. Et les communautés paysannes gênent leur expansion, pourtant de l’ordre de + 10 % par an ! Malgré sa modeste superficie (celle de l’Espagne), le Paraguay est le cinquième producteur mondial de soja. Cent mille petits paysans ont déjà abandonné leurs terres, surtout depuis 2000. Il en reste le double.

Photos jaunies

Dans cette vaste opération de « nettoyage rural », Tomás Zayas est un de ces résistants dont les brasiguayos voudraient se défaire. Dirigeant national d’un grand syndicat agricole, le Cnocip, il dénonce leur emprise dans les médias et ne craint pas le rapport de force. Cette grande gueule ne s’est pas laissée acheter. Autant recourir à la calomnie. « En 2004, confie Tomás, ils m’ont accusé de mener une guérilla contre eux, aidé par les Farc colombiennes. En 2005, j’aurais donné l’ordre aux paysans de tuer tous les brasiguayos. En 2006, ils ont offert 50 000 dollars à un syndicaliste pour que celui-ci me présente comme un terroriste. En 2007, les sojeros m’ont mis en cause pour "association de malfaiteurs" et "homicide". Toutes ces affaires sont en cours d’instruction. »

Tomás n’a pas l’air plus inquiet que cela. Il y a déjà longtemps qu’il se sait David aux mains nues face à Goliath aux mille tridents. Tout spécialement ici, dans l’Alto Paraná, où le lobby des brasiguayos régnerait en maître sur 14 des 20 districts. « A l’échelle nationale, à force de dessous-de-table, les médias, les juges et les députés sont dans leur poche. Heureusement que le gouvernement leur échappe ! » L’ancien évêque Fernando Lugo, au pouvoir depuis avril 2008, a osé défier les sojeros. En mai, il a parlé de réguler l’usage des pesticides. Le lendemain même, des pressions l’ont obligé à retirer son projet de loi.
La maison de Tomás est typiquement paraguayenne, peinte en blanc, basse, et couverte de bougainvillées. A l’intérieur, toutefois, c’est plus fruste qu’ailleurs. Le sol est tapissé de papier journal censé absorber l’eau de pluie infiltrée. Sur les murs lépreux du salon, des diplômes, un cliché de Trotski et des photos jaunies des chutes d’eau d’Iguazu, toutes proches. Les chambres et la cuisine sont d’une saleté repoussante. Aucune femme n’y met les pieds depuis quinze ans, lorsque Tomás a divorcé. Désormais y vit un régiment d’une dizaine d’hommes, des fils, des frères, des neveux, tous aux ordres du « chef ».

Dans le salon, le téléviseur diffuse une novela brésilienne torride. Les adolescents, rigolards, envoient des SMS à leurs fiancées. Sur un canapé au cuir élimé, Tomás a le portable collé à l’oreille. Une rébellion de paysans sans terre a éclaté près de Concepción. Rien de très original dans ce pays où 1 % des producteurs monopolise 77 % des terres agricoles. Un record en Amérique du Sud, pourtant le continent du latifundisme. Si Tomás Zayas est respecté, c’est parce que sa colonie du « Triunfo » (triomphe) est un succès. En 1989, lors de la chute du dictateur Stroessner, il s’installe sur ces « terres improductives ». Aujourd’hui, sous son leadership, 170 familles se répartissent 762 hectares conquis de haute lutte. Cette colonie autogérée s’est prémunie contre la menace des sojeros, qui jouent du chéquier pour pousser les paysans à vendre leurs biens. Une loi de 1996 fait qu’ici chaque « socio » (membre de la colonie, ndlr)est propriétaire. S’il abandonne sa parcelle, il ne peut le faire qu’au profit d’un fils ou d’un autre « socio ».

« Je veille au grain, dit Tomás, l’œil sévère. J’expulserai le premier socio qui se laisse corrompre. Notre survie est en jeu. » Mais le Triunfo est un village gaulois, une île de cultures traditionnelles au milieu d’un océan vert d’où toute flore a été radiée. Autour, s’étale à l’infini une terre très fertile surexploitée à raison de quatre récoltes annuelles, une de blé et de maïs, deux de soja. Seulement du transgénique. Et les autres communautés paysannes de la région, dit-il, ne sont que de fragiles îlots. Tomás nous embarque dans sa jeep, flanqué de son garde du corps Ricardo. « La semaine dernière, on s’est fait tirer dessus par une milice d’un brasiguayo. On l’a échappé de justesse ! » crâne-t-il. Sur la droite, on aperçoit l’entrée de Ciudad del Este, sorte de Hongkong sud-américaine. Un peu plus loin, dans la brume, on devine le barrage hydroélectrique d’Itaipu, le plus grand du monde, construit par les deux pays, mais dont le Brésil utilise la quasi-totalité de la production. L’an dernier, prétextant des « incidents frontaliers », 10 000 militaires du géant voisin se sont déployés, avec leurs blindés et leurs hélicoptères. Rien de rassurant pour les 7 millions de Paraguayens !


Argent facile et venin

La jeep de Tomás s’est arrêtée. Un jeune homme mince en costume noir nous rejoint. Avocat, Albino Ramirez, 26 ans, est installé au Triunfo. Il défend les petits paysans face aux sojeros. Ce matin, il se rend à un procès où 200 « sans-terre » sont accusés d’occuper illégalement une grande propriété et d’« agression contre des policiers ». Albino n’a rien contre les 55 000 petits producteurs de soja du pays, mais fustige les 50 « gros » (d’origine brésilienne, mais aussi allemande ou japonaise) possédant plus de 5 000 hectares. Le mastodonte Favero en détient dix fois plus. « Rien ne les arrête, et surtout pas la loi, en échange de juteux pots-de-vin aux procureurs », dit Albino. Pour les sojeros, le Paraguay est une terre promise. Pas de taxe à l’exportation (25 % au Brésil, 35 % en Argentine), aucun impôt sur le revenu, et une TVA sur les machines déductible de l’impôt des sociétés ! Un éden fiscal et… environnemental : à la différence du Brésil ou de l’Argentine, aucune barrière forestière ne sépare les routes des cultures. Les épandages de pesticide se font souvent par avionnettes, et tant pis si les vents soufflent à plus de 50 km/h - trois fois plus que ce que permet la loi. Conséquence, les « îlots » paysans paient le prix fort. Destruction de l’habitat naturel, intoxications massives, fœtus mal formés, avortements…

Dans plusieurs colonies de l’Alto Paraná, comme Leopoldo Perrier ou Lote 8, l’école a dû être déplacée, les élèves étant sujets à des évanouissements ; poissons et porcs ont été infectés ; des nouveau-nés ont péri… Près du Lote 8, Silvio, un adolescent de 14 ans, habits boueux et pieds nus, a le regard absent : il a perdu la vue pour s’être baigné, en 2005, dans une mare contaminée par un pesticide. Sa famille n’a aucun moyen de le prouver.

« Il n’y a rien à faire, les médecins sont achetés par les sojeros », se plaint Albino. Ce genre de ravages, ses clients s’en plaignent au quotidien. Le jeune avocat montre des bosquets d’arbres, et quelques baraques entourées d’une luxuriance végétale, son village natal. Autour, c’est le désert du soja, ras et vert. Ce hameau héberge aujourd’hui 32 familles de la colonie Mingapora. L’expansion des brasiguayos a fait son œuvre. « En 1984, il y avait 1 300 familles. Ce désert, c’était une immense forêt où on jouait, poursuit Albino.

Beaucoup de paysans ont vendu leurs terres, attirés par l’argent facile. Aujourd’hui, ils ont dilapidé leur pécule, et se retrouvent sans rien. Pour les autres, les sojeros ont exercé des pressions, menacé et répandu du "veneno" [venin, mot utilisé ici pour "pesticide"]. Mon père a tenu longtemps, mais il a finalement dû partir, ce n’était pas tenable. » Comme lui, des milliers de paysans grossissent les villes. Les fils tombent souvent dans la délinquance, les filles dans la prostitution, d’autres émigrent - 100 000 ont rejoint l’Espagne ces dernières années.
Car le calcul est vite fait. L’agriculture traditionnelle requiert quatre personnes pour dix hectares. Les sojeros, eux, n’ont besoin que d’un employé pour 500 hectares. « Le soja, ça rapporte beaucoup, 1 milliard de dollars par an, mais cela ne tombe pas dans les poches des Paraguayens », dit Mirta Barreto, à Asunción, dont l’association, le CSIR, défend les « sans-terre » contre les latifundistes du soja. José Nicolas Morinigo est un des rares sénateurs à s’insurger : « C’est une catastrophe nationale qui attaque l’écosystème, l’emploi, la santé des animaux et des humains. Et contre ce fléau causé par des multimillionnaires, il n’y a pas de contre-pouvoir, en dehors des mobilisations paysannes ! »

Pesticides et leucémies

Davantage à l’intérieur des terres, la colonie paysanne Paz del Chaco voit ses jours comptés. Sous un crachin continu, l’image de désolation est saisissante et graphique. Une piste rectiligne sépare au scalpel deux mondes irréconciliables. D’un côté, un horizon vert pareil à la Beauce avec deux tracteurs, au loin. Le propriétaire est un Brésilien qui réside en ville, un fantôme pour les paysans. De l’autre côté, le désordre vivant de la colonie, où gambadent en liberté des oies et des porcs sous des bananiers. Au bord de la piste, on a planté un haut bâton que couronne un drapeau paraguayen bleu-blanc-rouge. Tout un symbole : la frontière brésilienne se situe à une centaine de kilomètres, mais dans les faits, elle est bel et bien là. A côté, les villageois se sont massés dans une chapelle en bois. Le veneno (les pesticides) de leur voisin brésilien a empoisonné des porcs et des poules, contaminé leur unique point d’eau. Leurs yeux sont rougis, à cause du veneno, disent-ils. Ils brandissent des documents écrits, leurs plaintes, auxquels Tomás et Albino promettent de donner suite. « En plus, souligne ce dernier, ils se sont fait voler des parcelles par les Brasiguayos, qui profitent de ce que les terres ne sont pas cadastrées. »

A Paz del Chaco, la révolte est pacifique. Mais ailleurs, des paysans grondent, occupent les propriétés des sojeros, font main basse sur leurs tracteurs, affrontent la police. Les morts sont légion. En octobre 2008, Tomás a ainsi perdu un de ses bons amis, Bienvenido Melgarejo. Ce dirigeant de la colonie Guaraní, au nord de l’Alto Paraná, a été atteint en pleine poitrine d’une balle tirée par la police. « Nous le vengerons, goutte de sang par goutte de sang », avait dit Tomás à l’époque. « Je n’ai tué personne, souffle-t-il aujourd’hui, la lutte armée ne peut que faire empirer la situation. »

Le long de l’autoroute, vers Ciudad del Este, des usines de Cargill et ADM, deux géants de l’agrobusiness, crachent de la fumée âcre. La nuit tombe sur l’Alto Paraná. L’enceinte du Triunfo, délimitée par de grands acacias, donne l’impression d’une forteresse paysanne. Albino reçoit chez lui. Sous un portique couvert de plantes vertes, au son d’une musique folklorique lancinante. Toute sa famille est là, son frère lové dans un hamac, ses parents se balançant sur des fauteuils en osier. Ils vivent chichement, mais affichent une certaine insouciance. Pas Albino. Dans le procès qui l’occupe ces jours-ci, le procureur a imposé une caution de 600 000 dollars. Si un des 200 paysans qu’il défend commet un impair, précise-t-il, Albino devra payer de sa poche, ou voir sa carrière d’avocat se terminer. « Venez ! Il faut parler avec ma sœur.Elle a quelque chose d’intéressant à dire. » Diana a 24 ans. Dans le salon, elle montre sa thèse, édifiante, sur le lien entre l’épandage des pesticides et l’augmentation des leucémies dans les communautés paysannes de l’Alto Paraná. « Personne ne veut en parler, confie-t-elle. C’est l’omertà. Il y a quelques mois, un dirigeant de Cargill m’a appelée. Il me proposait un salaire en or, une voiture de fonction. Une façon de m’acheter, je suppose. J’ai dit non. »

Source : François Musseau, Libération, 14 novembre 2009