Après les révélations faites par Greenpeace et Joe THORNTON, dans le rapport intitulé Science for Sale sur la falsification par Monsanto de preuves scientifiques, l’association décide de faire remonter l’affaire jusqu’à l’Agence de protection de l’environnement et transmet son dossier à Cate Jenkins.

Cette scientifique a alors pour mission de détecter les décharges industrielles toxiques et d’élaborer une réglementation pour les contrôler. Réputée pour son intransigeance à l’égard des pollueurs, cette spécialiste incontestée de la dioxine avait déjà eu maille à partir avec sa hiérarchie, qui trouvait qu’elle poussait un peu trop loin ses investigations.

Dès qu’elle prend connaissance du dossier, Cate Jenkins mesure les implications que ces révélations peuvent avoir sur la réglementation américaine de la dioxine. En effet, se fondant sur les seules études épidémiologiques alors disponibles, à savoir celles réalisées par Monsanto, l’EPA avait conclu en 1988 que « la preuve humaine confirmant un lien entre la 2,3,7,8-TCDD et le cancer n’a pas été apportée » [1]L’agence avait donc décidé de classer la dioxine comme un cancérigène de type B2, c’est-à-dire un « cancérigène humain probable » pour lequel il n’existe que des « preuves animales » [2] . Pour Cate Jenkins, il est évident que si les études de Monsanto n’avaient pas été manipulées, les conclusions de l’EPA (mais aussi du reste du monde, qui s’était calqué sur la position américaine) auraient été différentes.

Voilà pourquoi elle décide de rédiger un rapport confidentiel intitulé « Fraude de Monsanto révélée récemment concernant une étude épidémiologique utilisée par l’EPA pour évaluer les effets sanitaires des dioxines [3] , qu’elle adresse, le 23 février 1990, au président du comité exécutif du conseil scientifique de l’agence, ainsi qu’au bureau de l’administrateur. Elle y joint plusieurs documents dont les pièces du procès Kemner, en demandant que soit mené un audit scientifique des études de Monsanto.

Dès lors Cate Jenkins devient ce qu’on appelle une « whistleblower », une « lanceuse d’alerte » en Français. Les lanceurs d’alertes sont « des hommes et des femmes qui travaillent dans une institution publique ou dans une grande entreprise privée et qui, à un moment donné, constatent que leur employeur met en danger l’intérêt public en violant une loi ou une règlementation, un délit parfois doublé de fraude ou de corruption » [4].

 

Sur pressions de Monsanto, entre autres via des correspondances avec la direction de l"EPA, Mme Jenkins sera « mise au placard » pour sa trop grande indépendance.

Il apparaît clairement que Monsanto possède des alliés haut placés au sein de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA). Ainsi, la firme fut mise au courant du rapport interne et confidentiel de C.Jenkins comme le prouve une lettre, adressée par James H. Senger, vice-président de Monsanto, à Raymond C. Loehr, le président du conseil scientifique de l’EPA.
On peut y lire les propos de J.H.Senger en ces termes :« Monsanto a appris que l’EPA a reçu des informations hautement provocatrices et erronées issues d’études épidémiologiques qui concernent l’usine de Monsanto à Nitro. [...] Les allégations de fraude ne sont pas crédibles. […] Nous sommes très perturbés par les accusations infondées contre Monsanto et le docteur Suskind. » Moins de trois semaines plus tard, c’est le P-DG de Monsanto en personne, Richard J. Mahoney, qui écrit à William Reilly, l’administrateur de l’EPA, auquel il joint un article paru dans la Carleston Gazette : « Malheureusement, ce mémorandum interne à l’EPA a fait son chemin dans les médias et est considéré comme la position officielle de l’agence. Vous comprendrez que cela cause à Monsanto un sérieux problème, que nous ne méritons pas. C’est pourquoi nous exigeons que votre bureau fasse rapidement une déclaration précisant que Mme Jenkins ne parle pas au nom de l’EPA, mais en son nom propre. » S’ensuit une réponse de R. Clay, l’administrateur adjoint qui s’excuse pour la gêne provoquée par le rapport : « Les opinions exprimées dans le rapport interne de l’EPA étaient celles du docteur Jenkins et non celles de l’EPA. Je regrette les problèmes que l’exploitation de ce mémorandum par les médias a pu causer à Monsanto. Si je puis vous être d’une quelconque aide, n’hésitez pas à me contacter. »

Une enquête sera ouverte par l’Office of Criminal Enforcement de l’EPA mais celle-ci se révélera très succincte comme le prouve les rapports d’activités des investigateurs. Finalement, l’EPA se déclarera incompétente pour vérifier les allégations de fraude portées par le Dr Jenkins. L’affaire sera en fin de compte enterrée dans les méandres de la bureaucratie...

Un autre lanceur d’alerte de l’EPA, William Sanjour commenta à propos de cette affaire que « malheureusement l’EPA se préoccupe plus de protéger les intérêts des entreprises qu’elle est censée réguler que de défendre l’intérêt général. »

Dans un rapport intitulé The Monsanto Investigation, William Sanjour déjà placardisé par sa hiérarchie pour une autre affaire de lanceur d’alerte, s’en prend aux autorités de l’EPA et à leur incapacité à enquêter sur les allégations selon lesquelles la Compagnie Monsanto a falsifié des études scientifiques sur le caractère cancérigène de la dioxine.

Finalement ces deux personnes, réprimées par leur hiérarchie, ont poursuivi leur employeur l’EPA en justice, et obtenu une jurisprudence aux Etats-Unis qui affirme le droit des lanceurs d’alerte à dénoncer leur employeur quand celui-ci viole manifestement la loi.





[1EPA, Drinking Water Criteria Document for 2,3,7,8_Tetrachlorodibenzo-p-dioxin, Office of Research and Development, Cincinnati, ECAO-CIN-405, avril 1988

[2La classification de l’EPA reprend celle recommandée par l’Agence internationale pour la recherche sur le cancer. Elle compte cinq groupes : groupe A (cancérigène pour l’homme) ; groupe B (probablement cancérigène pour l’homme), avec deux catégories : groupe B1 (preuves limitées chez l’homme) et groupe B2 (pas de preuves chez l’homme, mais preuves suffisantes chez les animaux), etc. ; jusqu’au groupe E (non cancérigène pour l’homme).

[3Cate Jenkins, « Memo to Raymond Loehr : Newly revealed fraud by Monsanto in an epidemiological study used by EPA to assess human health effects from dioxins », 23 février 1990 »

[4Le monde selon Monsanto, coedition La decouverte/ Arte Ed. 2008, p69