Pendant les années où Bayer testait des variétés expérimentales de maïs sur une parcelle voisine, les ruches de Laurent Guiet ont périclité. Voulant comprendre les raisons de cette mortalité, l’apiculteur s’est lancé dans un bras de fer avec le géant de l’agrochimie.

Castets (Landes), reportage
Ses ruches étaient là depuis près de vingt ans quand, un jour, Laurent Guiet a retrouvé devant l’une d’elles, sur l’herbe, un tas d’abeilles mortes. C’était il y a trois ans, à la fin de l’été 2016. « C’est arrivé du jour au lendemain, après un épandage dans le champ voisin, se souvient l’apiculteur amateur. Les autres essaims, eux, ont périclité dans les semaines qui ont suivi. »

Sur la table de la terrasse de sa maison typiquement landaise de Castets (Landes), il montre les cadavres des insectes, conservés depuis. « Je voulais savoir si on pouvait faire une autopsie. Mais je n’avais que quatre ruches, et les services vétérinaires de la préfecture m’ont répondu qu’ils ne se déplaçaient qu’à partir de cinq », regrette-t-il.

L’année suivante, en 2017, il avait néanmoins racheté des essaims et les avait installés près des grands pins qui ombragent le fond de son terrain. « Cette fois-ci, la mortalité a été progressive mais toujours inexpliquée, car il n’y avait pas de maladies, poursuit-il. Je savais que la colonie ne passerait pas l’hiver. » L’apiculteur, bien qu’amateur, est sûr de ses observations : il a suivi une formation d’un an à l’apiculture, et a même fait du suivi sanitaire apicole pour le compte de la préfecture. Agacé par cette deuxième hécatombe, il était allé à la gendarmerie, déposer plainte contre X pour empoisonnement d’abeilles. « Ils m’ont regardé comme un hurluberlu », se souvient-il.

Parcelle clôturée, rampe d’épandage et matériel de précision

L’affaire pourrait paraître banale, alors que les apiculteurs déclarent perdre en moyenne 30 % de leurs ruches chaque année et que les pesticides font partie des principaux suspects. Mais M. Guiet a observé que cette mortalité a coïncidé avec une modification des cultures sur la petite parcelle agricole mitoyenne de son jardin. « Depuis qu’on vit ici, elle est cultivée de maïs semence », explique-t-il, c’est-à-dire du maïs destiné à être resemé. L’agriculteur était sous contrat avec l’usine de production de semences voisine de Peyrehorade, alors détenue par Monsanto. « Mais, en 2016, l’exploitant du champ a changé, et la culture aussi », dit-il. Il s’agissait toujours de maïs semence et d’un partenariat avec l’usine de Peyrehorade. Mais Laurent Guiet et sa compagne, Sylvie Bruder, ont remarqué des allées et venues beaucoup plus intenses de techniciens. La parcelle a été clôturée, équipée d’une rampe d’arrosage et d’épandage. Et, au milieu du champ, quelques lignes de maïs étaient séparées des autres, les épis soigneusement prélevés à la main et mis dans de petits sacs. Le champ sert désormais à tester des variétés de maïs en cours de développement, choyées avec du matériel dit « de précision ». « Depuis que la culture a changé, je n’ai plus réussi à faire de récolte de miel », résume Laurent Guiet, qui veut désormais comprendre pourquoi ses abeilles sont mortes.

Laurent Guiet et Sylvie Bruder.


Sylvie Bruder et Laurent Guiet s’interrogent principalement sur deux aspects. Le premier est la nature des maïs cultivés : pourraient-ils être de « nouveaux OGM », c’est-à-dire des maïs issus de mutagenèse ? « On voulait faire analyser les épis », indique Sylvie Bruder. Manque de chance, les protocoles de détection de la mutagenèse ne sont pas au point. Un arrêt de la Cour de justice européenne a décidé en 2018 qu’elle devait être classée comme OGM. À ce titre, les variétés issues de mutagenèse ne devraient pas pouvoir être cultivées en France. Or, la décision européenne tarde à être traduite en droit français… Les faucheurs volontaires ont récemment mené des actions contre des tournesols issus de mutagenèse, « mais nous n’avons pas d’information sur des essais de maïs mutagenèse en France », précise Christophe Noisette d’Inf’OGM. « Cependant, il est tout à fait possible que, comme pour les gros semenciers, les plantes issues de mutagenèse ne soient pas des OGM, ils ne se sentent pas obligés de déclarer quoi que ce soit », souligne de son côté Patrick de Kochko, du réseau Semences paysannes.

La deuxième série de questionnements du couple d’apiculteurs porte sur les pesticides utilisés : sont-ils susceptibles d’avoir empoisonné les abeilles ? Et les doses ont-elles été augmentées pour protéger les précieux épis ?

« Ils nous ont demandé si on ne pouvait pas mettre nos ruches ailleurs »

Cherchant des réponses, Laurent Guiet et Sylvie Bruder ont écrit à Monsanto (depuis racheté par Bayer) en octobre 2018. Le géant de l’agrochimie leur a répondu en la personne de Laurent Deroo, directeur de l’usine de Peyrehorade.

Sur la question des variétés, celles-ci sont bien « expérimentales », explique M. Deroo dans son courrier de réponse, consulté par Reporterre, mais certainement pas « du maïs OGM » [1] Quant aux produits sanitaires épandus, « ils sont tous des produits autorisés par la loi française », précise la lettre de Monsanto-Bayer.

Laurent Guiet a conservé les abeilles mortes.


Insatisfait de ces réponses, le couple a renvoyé des courriers. Il a alors été invité à venir discuter à l’usine, au mois d’avril 2019. « Je leur ai demandé s’ils ne voulaient pas cultiver en bio, raconte Sylvie Bruder. En réponse, ils nous ont demandé si on ne pouvait pas mettre nos ruches ailleurs. Mais, s’ils nous le demandent, c’est bien qu’il y a un problème, non ? » Peu de temps après, en mai, c’était au tour de Bayer de se rendre chez l’apiculteur et sa compagne. Le couple avait préparé cette visite en invitant un journaliste local et des associations environnementales. « Les gens de Bayer nous ont dit que la nature précise des cultures sur la parcelle relevait du secret industriel », se rappelle Laurent Guiet.

« Je pensais qu’on irait voir le rucher, mais cela n’a pas été le cas, raconte à Reporterre Isabelle Ladevèze, ingénieure-conseil culture et environnement chez Bayer. Laurent Guiet m’avait tendu une sorte de guet-apens. Depuis le début, il ne nous fournit pas tous les éléments pour qu’on puisse comprendre alors que nous sommes dans une démarche de conciliation. » Dans un courrier suivant ce rendez-vous, Bayer a à nouveau réfuté toute responsabilité : « Les causes de mortalité d’abeilles peuvent être multiples. »

Le fabricant de pesticides a envoyé pour preuve les fiches de « suivi cultural » de la parcelle sur les trois années, de 2016 à 1018, où elle a accueilli les cultures expérimentales de maïs. Les traitements y sont détaillés. « Tous les insecticides employés possèdent [la] mention [abeille] », précise M. Deroo dans ce courrier . « Je fais rien de plus ni de moins qu’ailleurs, proteste de son côté l’exploitant de la parcelle, M. Thierry Lesbats. L’itinéraire cultural est le même que sur d’autres parcelles, où il y a aussi des abeilles à côté. »

Cocktail de pesticides

Cependant, Reporterre a soumis ces fiches de suivi cultural à Jean-Marc Bonmatin, chercheur spécialiste des conséquences des pesticides sur la biodiversité. Le chercheur a repéré dans cette liste deux molécules « très dangereuses » pour les abeilles et une troisième faiblement toxique. Il a souligné également que les fongicides utilisés « multiplient » l’action des insecticides. « Beaucoup de gens parlent de l’effet cocktail, mais il n’est pas prouvé aujourd’hui », dit M. Deroo. Pourtant, une équipe de chercheurs français a publié en 2018 des travaux montrant que des abeilles exposées à des mélanges de pesticides ralentissaient leur butinage et leur récolte de pollen.

Les éléments restent cependant insuffisants pour « établir avec certitude que ces abeilles sont mortes à cause de Bayer », regrette Cyril Vidau, écotoxicologue à l’Institut de l’abeille (Itsap). « Prouver les intoxications d’abeilles est de manière générale très difficile. Mais ce cas montre qu’il y a une limite aux essais en plein champ car il n’y a pas de procédure de suivi de l’environnement. » Par ailleurs, Cyril Vidau indique que le dispositif de suivi des intoxications d’abeilles n’a pas relevé de cas similaires, c’est-à-dire impliquant des parcelles expérimentales.

Le champ d’expérimentation de Bayer-Monsanto voisinnant la propriété de Laurent Guiet.


« Avec les photos, les explications didactiques, ce document cultural est monté de toutes pièces », estime de son côté Laurent Guiet, qui ne peut s’empêcher de penser que Bayer cache quelque chose. Plusieurs éléments renforcent sa suspicion. Tout d’abord, peu après la venue des salariés de Bayer chez eux, M. Guiet et Mme Bruder ont reçu une convocation à la gendarmerie locale concernant leur « plainte contre Monsanto ». Or, la seule plainte jamais déposée était contre X. Comment expliquer ce soudain intérêt des autorités ? Par ailleurs, « d’autres apiculteurs proches de chez moi ont eu des pertes, mais ne veulent pas le dire publiquement », insiste encore M. Guiet. La difficulté serait liée au fait que, dans la zone, de nombreux apiculteurs sont payés pour polliniser les champs de colza, et ne veulent donc pas critiquer l’agriculture utilisatrice de pesticides. « Le droit à savoir ce qui y est cultivé est bafoué. Quand on prononce le mot Monsanto, ici, un silence parfait se fait autour de vous », dit Georges Cingal, président de l’association écolo landaise Sepanso 40.

Dans l’espoir de lever le mystère, Laurent Guiet et Sylvie Bruder ont pris un avocat et lancé une procédure juridique. « Nous allons nous assurer que l’utilisation des produits phytosanitaires a bien été conforme à la réglementation, et notamment qu’il n’y a pas eu utilisation de plusieurs produits en mélange, car certains ne peuvent pas être utilisés en même temps », indique l’avocat du couple, maître Théophile Bégel.

En attendant, après la réunion de mai dernier chez le couple, Bayer a changé la culture de la parcelle. Les petites lignes d’essais ont été abandonnées, le champ est à nouveau uniforme. Une bande en jachère d’une quarantaine de mètres a été installée entre le jardin du couple et les semis. Laurent Guiet a prudemment replacé une ruche dans son jardin. Elle se porte bien. « J’ai écrit à M. Deroo, dit-il, pour lui montrer la corrélation : quand ils arrêtent les essais, les abeilles n’ont plus de problèmes ! »

[1] Joint par téléphone, le directeur de l’usine de Peyrehorade a confirmé à Reporterre : « Ce n’est pas du maïs issu de mutagenèse et pas du maïs OGM. Nous voulons commercialiser des semences standard. »

Source : Reporterre